CERN Accelerating science

Entretien avec Peter Jenni

Peter Jenni a commencé très jeune à s’intéresser à la physique. Il avait toujours aimé lire des textes de vulgarisation sur le sujet, même s’il n’avait pas été très motivé par son professeur de physique du secondaire. Il lui sembla naturel d'opter pour des études de physique, en se concentrant sur la physique expérimentale ainsi que l'astronomie et les mathématiques. Il devait obtenir ainsi une licence à l’Université de Berne, avant d'entreprendre un doctorat à l'École polytechnique fédérale de Zurich. S’il n’était pas devenu physicien, il aurait pu devenir champion d’échecs ; il a d’ailleurs fait un bout de chemin avec l’équipe suisse junior. Mais le choix de la physique était le bon, comme en témoignent son CV et ses centaines de publications dans la discipline…

Après une longue carrière au CERN remontant aux années 1970 (comme étudiant d'été, boursier, puis titulaire), Peter vient de prendre sa retraite après environ 40 ans jalonnés par des découvertes marquantes (première production de l’êta-prime dans les interactions à deux photons au SPEAR (SLAC), première indication d’un charme ouvert aux ISR, jets, W et Z au SPS fonctionnant comme collisionneur proton-antiproton, boson de Higgs au LHC). Peter a été impliqué dans le LHC depuis le début, et il a été porte-parole de la collaboration ATLAS jusqu’en février 2009. La découverte du boson de Higgs a été l’un des grands moments de sa carrière et il a reçu en mars de cette année, avec d’autres, le prix spécial Physique fondamentale pour le leadership ayant conduit à cette découverte. Le mois dernier, le prix EPS HEPP 2013 a été attribué à Peter Jenni conjointement avec Michel Della Negra et Tejinder Virdee pour leur rôle moteur dans la mise en place des expériences ATLAS et CMS, ainsi qu’aux collaborations ATLAS et CMS.

Peter Jenni continuera à travailler avec ATLAS en qualité de visiteur scientifique auprès de l’Université Albert-Ludwigs de Fribourg-en-Brisgau, et il continue à passer le plus clair de son temps dans son bureau du bâtiment 40, où nous l’avons rencontré.

P.C. Quand êtes-vous venu au CERN pour la première fois ?

P.J. La première fois, c’était comme étudiant d'été au tout début des années 1970 ; ensuite j'ai travaillé en tant que membre du groupe de l'Université de Berne sur mon mémoire de fin d’études sur une expérience auprès du SC. Il s’agissait d’une expérience qui produisait des atomes de muonium dans une bouteille magnétique. Par la suite, je suis revenu comme boursier dans le groupe de Massimiliano Ferro-Luzzi pour travailler sur ma thèse de doctorat, que j'ai finalement soutenue à l'EPFZ en 1976.

Le sujet de ma thèse était la diffusion élastique à très petits angles dans la région d'interférence Coulomb-nucléaire. Nous regardions l’amplitude de diffusion et sa partie réelle pour appliquer les résultats aux relations de dispersion, afin de prédire les sections efficaces à très hautes énergies. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser à la physique des hautes énergies.

J’ai été encouragé à venir comme boursier par Charles Peyrou, chef de division du département TC et professeur invité à l’Université de Berne. J’étais souvent le seul étudiant à assister au cours qu’il donnait le samedi matin à l’Université de Berne.

Après avoir fini mon doctorat, j’ai rejoint le groupe de l’EPFZ qui travaillait sur les ISR (R702). Le porte-parole était Pierre Darriulat, et c'est aussi là que j'ai rencontré Burton Richter, qui, à cette époque, était en congé sabbatique du SLAC. Son sujet d’étude était les coïncidences électron-muon en tant que première signature de la production de charme ouvert : c’est pourquoi le groupe de Zurich a construit avec l’aide du CERN un petit spectromètre à muons pour compléter les spectromètres à électrons de R702. À cette époque, on connaissait déjà le J/ψ, mais on n’avait pas encore observé de quark charme ouvert. L’idée était par conséquent de chercher ce charme ouvert, car lorsqu’on produit une paire charme-anticharme, une paire électron-muon peut apparaître parfois dans la chaîne de désintégration, ce qui donne une signature unique.

Peter Jenni (à gauche), travaillant avec Hans Falk Hoffmann pour construire un petit spectromètre à muons pour l'expérience R702 aux ISR (août 1977)

P.C. Vous avez aussi passé quelques années au SLAC. Quel était votre sujet à l’époque ?

P.J. À la suite de mes travaux sur l’analyse e μ, je suis allé au SLAC avec Burton Richter. En 1978 et 1979, j’ai été associé de recherche au SLAC, où j’ai travaillé dans l’expérience MARK II. Avec un collègue russe (Valery Telnov), lui aussi postdoc, nous avons publié le premier article sur MARK II, intitulé « Production de l’η prime dans les interactions à deux photons ». Jusqu’alors, la physique des interactions à deux photons était considérée comme un simple bruit de fond pour la « vraie » physique des interactions électron-positon. Cependant, la mesure de la largeur radiative de l’êta prime en deux photons a apporté une confirmation directe supplémentaire du modèle des quarks.

De plus, mon séjour au SLAC a été très intéressant parce que, pour la première fois, j’ai pu accumuler une expérience précieuse des collisionneurs électron-positon tout en ayant également la possibilité de travailler avec un calorimètre à argon liquide qui était installé à MARK II. Tout bien considéré, je pense que mon expérience du calorimètre de MARK II a joué un rôle important dans ma carrière.

P.C. Quand avez-vous commencé à travailler à l’expérience UA2 ?

J'avais déjà travaillé avec Pierre Darriulat aux ISR. Même avant de quitter le CERN, je savais que je retournerais travailler avec son groupe, et plus précisément sur le calorimètre de l'expérience UA2. Au cours de cette période, j’ai acquis une précieuse expérience de l’instrumentation, et mes collaborateurs me connaissaient pour mon travail consistant à tester et étalonner les calorimètres d’UA2. Par exemple, j’ai pu rencontrer les groupes japonais travaillant pour OPAL, qui réalisaient des opérations d’étalonnage de blocs de verre au plomb. Grâce à ces relations, les groupes japonais ont rejoint ATLAS par la suite.

De plus, j’ai eu la possibilité de collaborer avec un certain nombre de postdocs très brillants, à l'époque où ils étaient étudiants au SLAC. Bon nombre d’entre eux sont venus au CERN ultérieurement pour travailler sur l’expérience UA2 et sur les ISR. Parmi eux, il faut citer Tom Himel, maintenant bien connu dans le monde électron-positon et Jim Siegrist, qui est désormais directeur associé au Bureau de la physique des hautes énergies au ministère de l’Énergie des États-Unis (DoE). Jim et moi recherchions tout particulièrement les jets à UA2 ; cet aspect a été l’un des points marquants de l’expérience, en raison de l’approche innovante que nous avons adoptée pour la recherche des jets. Jusqu’à ce moment-là, les chercheurs s’intéressaient au π0 à impulsion transversale élevée, principalement aux ISR, alors que nous avons décidé de rechercher les schémas de flux d'énergie en exploitant la conception d’UA2, avec son calorimètre segmenté

Peter Jenni (au fond) vérifie de près un module du calorimètre de bouchon pour l’amélioration (upgrade) de l’expérience UA2. Juillet 1985

 

Enfin, la codécouverte et les mesures de masse des bosons vecteurs W et Z auprès d’UA2 ont été une étape marquante. Plus particulièrement, la haute précision atteinte avec UA2, grâce à la conception des calorimètres et aux nombreuses années de travaux d’étalonnage acharnés ont été un des plus grands moments de toute ma carrière.

P.C. Combien de temps avez-vous travaillé sur l’expérience UA2 ?

P.J. Plus de 10 ans. UA2 a connu une phase d’amélioration (upgrade), durant laquelle j'ai été chargé de la responsabilité du nouveau calorimètre bouchon, car initialement UA2 ne disposait dans cette région que de calorimètres électromagnétiques. C’est pourquoi nous avons dû reconstruire les calorimètres à petits angles pour l'expérience, avec des solutions innovantes mais compliquées. La principale motivation de ce développement était la recherche de la supersymétrie, qui a ensuite également joué un rôle important dans la conception de l’expérience ATLAS.

Pour l’amélioration d'UA2, il nous a fallu inventer les système d’analyse et de déclenchement pour la recherche de la supersymétrie. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Fabiola Gianotti. Elle est venue travailler sur cette expérience comme doctorante. Elle a beaucoup travaillé sur le détecteur et sur l'analyse pour sa thèse, consacrée à la supersymétrie, et depuis lors, nous avons toujours poursuivi notre collaboration.

Quand je repense aux expériences UA1 et UA2, il me semble qu'elles ont toutes les deux été importantes, non seulement par les découvertes scientifiques décisives qu'elles ont permises, mais aussi parce qu’elles ont prouvé qu'il est possible de faire des découvertes auprès de collisionneurs de hadrons. Le Z et le W ressortaient très clairement du bruit de fond, mais, jusqu’alors, beaucoup de physiciens étaient sceptiques sur le potentiel des collisions de hadrons.

On pensait qu’il y avait trop de débris venant des interactions ordinaires, et que cela rendait impossible la découverte d’une nouvelle physique. Tout le monde s’accordait pour dire que la nouvelle physique ne peut être trouvée que dans un environnement « propre », tel que celui créé par des collisions e+e-, alors qu'en fait les découvertes d'UA1 et UA2 ont ouvert la voie à une nouvelle génération d'expériences.

L’expérience UA2 améliorée avec les bouchons. Une approche innovante a été utilisée pour la construction de ces calorimètres (octobre 1987).

P.C. UA1 et UA2 semblent avoir ouvert de nouvelles pistes de recherche en physique des hautes énergies. L’idée de construire un Grand collisionneur de hadrons pour des collisions proton-proton est-elle née à cette époque ?

P.J. Pendant la première phase du SPS comme collisionneur proton-antiproton, il est devenu évident que le tunnel du LEP, qui n’avait pas encore été construit, pourrait à terme abriter un Grand collisionneur de hadrons dont la vocation serait de sonder la matière à l’échelle d’énergie du TeV. Heureusement, Herwig Schopper, alors directeur général du CERN, a décidé de construire le tunnel du LEP avec une section assez grande pour le LHC. N’oublions pas que des discussions au sujet d’un Grand collisionneur de hadrons avaient été engagées dès la fin des années 1970.

L’enthousiasme que suscitait l’idée de construire un Grand collisionneur de hadrons au CERN était manifeste pendant l’atelier organisé à Lausanne en 1984 par le Comité européen sur les futurs accélérateurs (ECFA) et par le CERN. Il s’agissait du premier atelier sur le thème : « un Grand collisionneur de hadrons dans le tunnel du LEP » réunissant à la fois théoriciens, expérimentateurs et spécialistes des accélérateurs. Il y avait cinq ou six groupes de travail et j’étais coordinateur de celui sur la « calorimétrie des jets ». Ce début prometteur marquait la fin de la première phase des expériences UA. S’en est suivie toute une série d’ateliers au cours desquels nous avons discuté du potentiel de découvertes dans les années à venir, ainsi que des physiques à explorer et des défis du point de vue de l’expérimentation.

L’atelier qui s’est tenu à La Thuile en 1987 pour le Comité de planification à long terme Rubbia a lui aussi été important. Pendant cet atelier, dont j’étais l’un des organisateurs, nous avons évalué le potentiel d’un grand collisionneur électron-positon (déjà nommé CLIC) et d’un Grand collisionneur de hadrons. Carlo Rubbia était favorable au projet LHC et, au début des années 1990, le Conseil a décidé que le CERN devait suivre cette direction. Une proposition pour la machine a été rédigée puis finalement soumise à approbation en 1993, alors que Chris Llewellyn Smith était directeur général du CERN.

P.C. Quelles étaient les grandes questions scientifiques que la physique des hautes énergies se posait à l’époque ?

P.J. Un des objectifs principaux était sans nul doute la découverte de la particule de Higgs. À cette époque, il n’y avait encore aucune indication précise quant à la masse du Higgs. Comme vous le savez sûrement, la masse du Higgs n’est pas prédite par la théorie et elle pouvait bien atteindre 1 TeV. Il nous fallait donc concevoir un instrument capable de détecter aussi bien un Higgs lourd qu’un Higgs léger. Pour cela il était nécessaire de balayer une vaste gamme de masses ; une machine d’exploration telle qu’un collisionneur proton-proton était adaptée à ce genre de tâches. Comme l’énergie véhiculée par les protons se répartit entre ses constituants, les partons, il est possible grâce à un tel collisionneur d'étudier toute la gamme de masses en même temps. Le mécanisme de production du boson de Higgs implique ces particules subatomiques et des porteuses de force. Par la suite, les résultats du LEP ont montré que le Higgs avait une masse faible comprise entre 114 et 150 GeV mais nous ne le savions pas encore au moment des premières discussions sur le LHC.

Le deuxième objectif a toujours été la recherche de la supersymétrie. Évidemment, la supersymétrie est devenue très populaire par la suite en raison d’un lien possible avec la matière noire. Cependant, au départ, personne à ma connaissance n’entrevoyait un tel lien. En revanche, on parlait beaucoup de W prime et de Z prime lourds. Nous nous intéressions également de près à une possible sous-structure du quark, ce qui nous amenait à rechercher des mesures de jets à des impulsions transversales (pT) très élevées. Les recherches sur la supersymétrie, sur la sous-structure des quarks et sur la désintégration de résonnances de haute masse en gluons et en quarks exigeaient une bonne calorimétrie hadronique. Par conséquent, la construction d’un calorimètre exempt des contraintes dues au champ magnétique, comme le permettait une configuration toroïdale, était perçue comme une nécessité. Évidemment, le fait que la distribution des particules dans un collisionneur de hadrons soit plate en rapidité impose une autre contrainte ; de ce fait, il est naturel d’augmenter le pouvoir de courbure aux angles proches des faisceaux afin de conserver la même résolution en impulsion transversale. C’est ce qui nous a poussés à utiliser un aimant toroïdal plutôt qu’un solénoïde dans la conception de l’expérience.

P.C. Comment a débuté la collaboration ATLAS ? Quand a-t-on eu l’idée d’une expérience polyvalente ?

P.J. C’était en 1989, à Barcelone, lors d’un atelier organisé par l’ECFA, au cours duquel quelques collègues et moi-même avons formé une proto-collaboration parce qu’il nous semblait nécessaire de disposer d’une R&D cohérente sur les différentes couches du détecteur (à savoir détecteur de muons, calorimètre hadronique, calorimètre électromagnétique et trajectographe). Nous y avons également discuté de l’acquisition de données et du déclenchement.

Le CERN s’est rendu compte que nous progressions rapidement. Un autre atelier a donc été organisé à Aix-la-Chapelle, en 1990. Nous y avons discuté dans le détail des technologies des détecteurs et des configurations de champ magnétique à déployer. Suite à cet atelier, le Comité de recherche et développement sur les détecteurs (DRDC) a été créé pour évaluer les projets de R&D et en assurer le suivi. À titre d’exemple, RD1 était chargé du calorimètre à fibres scintillantes, RD2 des trajectographes au silicium, RD3 du calorimètre en accordéon et RD5 de la détection des muons ; de nombreux autres projets ont suivi comme ceux sur le déclenchement, sur l’acquisition de données et sur l’informatique.

En mars 1992, au cours d’une conférence historique qui s’est tenue à Évian-les-Bains, plusieurs proto-collaborations ont présenté leur projet sous forme de « manifestations d’intérêt ». Les deux projets déployant des configurations toroïdales ont fusionné pour former l’expérience ATLAS. Le choix s’est finalement porté sur un toroïde supraconducteur sans culasse pour la mesure des muons, complété par un solénoïde supraconducteur de 2 T pour fournir le champ magnétique destiné à la trajectographie interne, et sur un calorimètre électromagnétique à plomb et à argon liquide avec une géométrie nouvelle en accordéon ainsi qu’un calorimètre hadronique innovant à tuiles de scintillateur. C’est ainsi que le nom ATLAS est apparu pour la première fois dans un document officiel, la « Lettre d’intention », le 1er octobre 1992. Il était évident que les ressources disponibles ne permettaient pas de construire plus de deux expériences polyvalentes. Les équipes d’expérimentation et les examinateurs du LHCC se sont réunis à sept reprises avant que le comité ne décide, lors de sa 7e réunion des 8 et 9 juin 1993, de « recommander provisoirement à ATLAS et à CMS d'élaborer des propositions techniques ».

P.C. Vous avez été porte-parole d’ATLAS jusqu’en février 2009. En quels termes décririez-vous l’époque et les défis que vous aviez à relever ?

P.J. Ils ont été nombreux au cours de cette longue période ! Les expériences en question, auxquelles participaient des groupes du monde entier, sont les plus grandes jamais construites. Elles sont aussi bien plus coûteuses que celles du passé. Il nous fallait donc adopter un cadre plus formel et établir un certain nombre de procédures à suivre. Dans le même temps, nous avons prévu une certaine flexibilité. Les scientifiques ont besoin de marge de manœuvre ; cela vaut aussi bien pour les physiciens travaillant sur leurs analyses que pour les ingénieurs construisant une nouvelle partie d’un détecteur. Parvenir à un juste équilibre entre ces deux impératifs a constitué un réel défi. C’est pour cette raison que, dès le début, nous avons essayé d’organiser la collaboration autour de structures adaptées, en la dotant notamment d’une structure administrative efficace. Parallèlement, il était important à nos yeux que chacun apporte sa contribution. C’est pourquoi nous avons organisé de nombreuses séances plénières pendant lesquelles chaque membre de la collaboration avait la possibilité d’exprimer ses idées et ses préoccupations.

Après la présentation de la Lettre d’intention, la collaboration ATLAS s’est rapidement étendue à de nouveaux membres et de nouveaux instituts. La recherche de nouveaux collaborateurs constituait une priorité car nous avions besoin de beaucoup de ressources, à la fois humaines et matérielles, pour concevoir et construire l’expérience. Nous étions à l’affût de toutes les contributions matérielles et intellectuelles provenant de différents pays. Les gens ont tendance à l’oublier, mais il était à la fois essentiel et difficile d’assurer le financement du projet. ATLAS est une expérience très coûteuse. La seule façon de rassembler les ressources nécessaires, c’était de faire en sorte que la communauté scientifique de tel ou tel pays décide de construire des parties du détecteur. Des efforts considérables ont été déployés pour accueillir des groupes venant d’États non-membres et les intégrer dans la collaboration ATLAS.

P.C. Vous êtes resté porte-parole d’ATLAS pendant près de 15 ans. Vous avez sans nul doute vécu beaucoup de moments forts, mais y a-t-il également des moments difficiles qui vous reviennent à l’esprit ?

P.J. Il y a eu à l’évidence des moments intéressants et difficiles. Au bout du compte, lorsque vous êtes face à de grosses difficultés en tant que porte-parole, vous êtes seul. Bien entendu, vous pouvez en parler à vos amis et à vos collègues mais il y a toujours un moment où vous vous sentez seul. Je me souviens des propos d'un ancien directeur général, qui disait que si l'expérience ne fonctionnait pas correctement, on commencerait par changer de porte-parole. Je pensais qu’il fallait que je reste jusqu’à ce que l’expérience fonctionne sans heurts, afin que personne d’autre ne soit exposé en cas de problème.

Bien sûr, les défaillances que peut connaître un détecteur sont nombreuses (par exemple, une panne du système de refroidissement, ou des aimants). Parfois, je me dis que les gens ne se rendent pas bien compte de ce que « fonctionner sans heurts » signifie réellement pour une expérience. Pour eux, il est normal qu’une expérience fonctionne ; ils ne veulent pas penser que c’est compliqué et que l’expérience pourrait ne pas fonctionner comme prévu. À mes yeux, c’est un petit miracle que tout fonctionne si bien en général.

L’équipe de direction d’ATLAS dans la caverne d’expérimentation (de gauche à droite) : Fabiola Gianotti, Markus Nordberg, Marzio Nessi, Steinar Stapnes et Peter Jenni (mars 2007).

P.C. Quels sont vos meilleurs souvenirs en tant que porte-parole d’ATLAS ? Que retenez-vous de cette expérience ?

P.J. L’équipe de direction m’a laissé de très bons souvenirs. Nous nous entendions bien. J’ai toujours aimé travailler avec toutes ces personnes. Je dois citer en particulier Fabiola Gianotti et Steinar Stapnes, porte-paroles adjoints, Marzio Nessi et Markus Nordberg, coordinateur technique et coordinateur des ressources, ainsi que les nombreux chefs de projet du sous-système et coordinateurs d’activités. Je pense que l’esprit de collaboration, que nous cultivions en général entre nous, a été une des clés de la réussite. Je me suis toujours efforcé d’encourager chaque membre à apporter sa contribution et je dois dire que je me suis toujours senti reconnu au sein de la collaboration. J’ai été ému par la grande fête organisée à la fin du mois de février 2009, lorsque j’ai quitté mes fonctions de porte-parole. Comme je l’ai dit, je continue de travailler étroitement avec ATLAS et j’ai plaisir à m’entretenir de temps en temps avec la nouvelle équipe de direction sur ses projets futurs.

P.C. Les bosons W et Z, une particule type Higgs de faible masse… Ne vous sentez-vous pas enfermé dans le Modèle standard ? Pensez-vous qu’il y ait encore de la place pour une nouvelle physique ?

Le chemin devant nous est encore long et il y a encore bien des possibilités pour la supersymétrie, par exemple. Le Modèle standard n’est pas suffisant, c’est certain. Comme je l’ai déjà dit, ma participation à l’amélioration de UA2 dans le contexte de la recherche de la supersymétrie a été une des motivations, parmi d’autres, qui m’ont amené à la mise en place de l'expérience ATLAS. Je ne me sens donc pas du tout enfermé dans le Modèle standard. Je pense que l’avenir nous réserve bien des surprises et la supersymétrie pourrait en faire partie. Le LHC ne commencera à explorer la région des masses élevées qu’à partir de 2015 ; avec plus de données à l’appui, nous serons à même de mettre à l’épreuve des scénarios plus complexes. Cette région recèle, à mon avis, beaucoup de phénomènes exotiques et le LHC présente encore un énorme potentiel dans l’exploration d’une nouvelle physique.

Par ailleurs, il nous faut encore déterminer si nous avons découvert le seul et unique boson de Higgs ou s’il ne s’agit que d’un boson de Higgs parmi d’autres. Nous savons qu’il ne se désintègre pas de la même manière qu’une particule normale et que ce phénomène est lié à la brisure de la symétrie électrofaible et au mécanisme de masse postulé il y a près de 50 ans. Cependant, il est encore possible qu’il existe plusieurs particules de Higgs, ou encore que le Higgs soit une particule composite. Ce sont autant de pistes de recherche valables. Toutes ces questions seront traitées dans le détail une fois achevée l’amélioration du LHC. C’est une des recommandations formulées dans la mise à jour de la stratégie européenne pour la physique des particules, sur laquelle j’ai eu le plaisir de travailler dernièrement, en tant que membre du Groupe préparatoire. J’espère que le CERN concrétisera les orientations de la stratégie.

Rétrospectivement, on s’aperçoit qu’il a fallu longtemps pour que le projet LHC mûrisse dans les esprits. Ensuite, cela a pris du temps pour que le Conseil approuve le projet et que les organismes de financement et la communauté scientifique le fassent leur. Mais maintenant, nous disposons d’un instrument extraordinaire que nous devons continuer à exploiter. Ma plus grande satisfaction est de voir à quel point les jeunes sont motivés et passionnés par la physique. Afin de perpétuer cet enthousiasme chez les générations futures, y compris celles qui ne sont pas nées, nous devons réfléchir sérieusement à un projet ambitieux pour l’après-LHC au CERN.

 

Peter Jenni en compagnie de Joe Incandela (qui avait collaboré par le passé avec Peter en tant qu’étudiant post-doc dans l’expérience UA2) et de Fabiola Gianotti, porte-paroles de CMS et d’ATLAS, après l’annonce de la découverte d’un nouveau boson (Melbourne, juillet 2012).

P.S. Après tant d’années de recherche scientifique, votre attitude personnelle vis-à-vis de la physique a-t-elle changé ?

P.J. Je dois avouer que j’ai désormais le privilège de recevoir trop d’invitations pour parler de physique, ce qui me laisse peu de temps pour en faire moi-même. J’ai une profonde admiration pour ceux qui, ayant assumé des fonctions de direction, arrivent à reprendre des recherches personnelles. Personnellement, je n’y suis pas parvenu, mais j’aime beaucoup m’entretenir avec de jeunes physiciens au sujet de leurs analyses.

 

Pour en savoir plus :

1. CERN Courier: juin 2013, http://cerncourier.com/cws/article/cern/53423

2. http://www.sciencemag.org/content/338/6114/1558.full

3. M. Della Negra, P.  Jenni, et T. S. Virdee, “Journey in the Search for the Higgs Boson:The ATLAS and CMS Experiments at the Large Hadron Collider”, Science 338 (2012) 1560-1568.

4. P. Grannis et P. Jenni, ‘The evolution of hadron-collider experiments’, Physics Today 66(6), 38 (2013).